L’agritech en ASEAN : innover pour nourrir 700 millions de personnes
- Damien Stevens
- 17 oct.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 2 jours

Sous la chaleur écrasante de Kampong Thom, au Cambodge, un jeune ingénieur observe sur son écran les données d’humidité transmises par des capteurs enterrés dans le sol. À quelques centaines de kilomètres de là, dans les plaines du delta du Mékong, un drone vietnamien trace des lignes parfaites au-dessus des rizières pour pulvériser un engrais biologique. Pendant ce temps, à Bandung, en Indonésie, une start-up analyse par intelligence artificielle les images satellites pour anticiper les rendements agricoles. Ces scènes, désormais quotidiennes, racontent la même histoire : celle d’une région qui cherche à nourrir sa population avec moins d’eau, moins de terres, mais davantage d’intelligence.
Pendant des décennies, l’agriculture a représenté le socle de l’économie en Asie du Sud-Est. Elle emploie encore plus d’un tiers de la population active. Mais la pression démographique, la rareté des terres et le changement climatique ont rendu les modèles traditionnels insuffisants. L’agritech — contraction d’agriculture et de technologie — est née de cette tension entre urgence et opportunité. Elle n’est plus un luxe d’investisseur, mais une nécessité économique. Et c’est cette transition que vivent aujourd’hui les entrepreneurs de la région, souvent avec une inventivité déroutante.
À Phnom Penh, AgriBee, fondée par deux ingénieurs cambodgiens revenus de Melbourne, a conçu une application simple :
elle connecte les producteurs ruraux aux marchés urbains, en leur donnant accès à des données de prix, de météo et de transport. En moins de trois ans, 18 000 fermiers l’utilisent. L’entreprise ne prétend pas réinventer la roue : elle digitalise le bon sens. Chaque utilisateur peut planifier ses ventes, réduire les pertes et stabiliser son revenu. “Ce n’est pas la technologie qui change la vie des agriculteurs, c’est la visibilité”, explique l’un des fondateurs, un smartphone à la main et des bottes couvertes de boue.
En Thaïlande, le modèle est différent mais l’esprit reste le même. Ricult, une start-up lancée par un ancien data scientist de Harvard, s’appuie sur la modélisation des sols et la prévision météo pour optimiser les plantations. Son algorithme analyse des milliers de variables : texture du sol, taux d’humidité, ensoleillement, historique des rendements. Chaque agriculteur reçoit ensuite des recommandations personnalisées sur son téléphone. Dans les zones rurales où l’accès aux ingénieurs agronomes est limité, cette approche transforme la productivité. Ricult revendique une hausse moyenne de 25 % des rendements sur les exploitations équipées.
À Hanoï, PlantHero, une jeune société vietnamienne fondée par trois anciens étudiants en robotique, mise sur les capteurs et les drones autonomes.
Leur produit phare, une station solaire portable, collecte des données de température et de pH pour guider les arrosages. Ces outils sont conçus pour résister à la mousson et fonctionner sans connexion Internet stable. Leur promesse : rendre la précision agricole accessible aux petites fermes. En 2025, PlantHero équipe déjà plus de 4 000 exploitations dans le delta du Mékong.
Dans ces histoires se dessine un même principe : l’innovation n’est pas un gadget, mais un prolongement logique d’un savoir-faire ancestral. Les fondateurs d’agritech en Asie du Sud-Est n’ont pas grandi dans les laboratoires, mais dans les champs. Ils savent que la modernisation ne peut fonctionner que si elle respecte la culture du travail de la terre. Le Cambodge, le Vietnam et l’Indonésie partagent cette même approche pragmatique : la technologie comme levier d’autonomie, pas comme rupture.
Le moteur économique de ce mouvement réside dans la donnée. L’agriculture de précision repose sur la capacité à comprendre, prévoir et ajuster. L’analyse satellite, la micro-météorologie et les modèles de rendement en temps réel permettent de limiter les pertes.

Les fermiers savent désormais à quel moment exact irriguer ou récolter. Cela représente, selon les estimations d’AgFunder Asia, un gain moyen de 15 % de productivité et jusqu’à 30 % d’économie d’eau. Dans les régions où chaque litre compte, ces chiffres valent de l’or.
L’autre révolution se joue dans la chaîne d’approvisionnement. Le transport et le stockage représentaient autrefois les principaux goulets d’étranglement du secteur. Aujourd’hui, la blockchain et la traçabilité numérique garantissent la provenance des produits, rassurant aussi bien les distributeurs que les consommateurs.
Des plateformes comme eFishery

en Indonésie appliquent ces principes à l’aquaculture : chaque bassin est connecté, chaque livraison est suivie, chaque producteur est identifié. Résultat : des prix stables, des exportations plus fiables et une réduction massive du gaspillage.
Les modèles économiques restent variés, mais tous visent la viabilité. Certaines entreprises vendent des abonnements à des outils de diagnostic, d’autres facturent une commission sur les ventes agricoles réalisées via leur plateforme. D’autres encore, comme la start-up birmane TunYar, se spécialisent dans le leasing d’équipements : les agriculteurs peuvent louer un drone ou un capteur pour quelques jours seulement. Ce modèle, inspiré du “pay-per-use” industriel, rend la technologie accessible même aux plus petites exploitations.
L’agritech n’est pas un secteur uniforme : il épouse les spécificités de chaque pays.
Au Vietnam, le gouvernement encourage la culture de précision dans le riz ; en Indonésie, c’est la filière de l’huile de palme durable qui tire la demande ; au Cambodge, la priorité reste la diversification : fruits, légumes, aquaculture. Cette mosaïque crée un marché régional de solutions complémentaires. Une innovation développée à Bangkok peut être testée à Siem Reap et commercialisée à Java quelques mois plus tard. L’ASEAN devient ainsi un réseau d’échanges technologiques où les startups collaborent davantage qu’elles ne se concurrencent.

L’investissement suit la tendance. En 2024, selon Asia Venture Pulse, le secteur agritech a attiré 1,6 milliard USD dans la région,
soit une hausse de 45 % en un an. La majorité des fonds provient d’acteurs asiatiques : fonds singapouriens, capitaux japonais et coréens, mais aussi family offices locaux. Les investisseurs apprécient le profil défensif du secteur : la demande alimentaire ne faiblit jamais, et les marges progressent avec la digitalisation. Les premiers fonds spécialisés apparaissent : Mekong AgriVentures au Vietnam, Southeast AgriTech Fund à Jakarta, ou Sasin Impact Capital à Bangkok.
Ce dynamisme attire aussi les géants de l’agro-industrie. Cargill, Olam ou Charoen Pokphand testent des partenariats avec les startups locales pour moderniser leurs filières d’approvisionnement.
Les multinationales trouvent dans la région un terrain d’innovation rapide, sans bureaucratie excessive. Les startups, de leur côté, profitent d’un accès à la distribution, aux données et à la formation. Cette hybridation entre grands groupes et jeunes pousses accélère la transformation d’un secteur longtemps perçu comme conservateur.
Mais le véritable changement vient du terrain. Les jeunes générations rurales ne voient plus l’agriculture comme une contrainte, mais comme une opportunité entrepreneuriale. Les universités agricoles intègrent des modules de data science, les incubateurs forment des “agri-hackers”, et les villages les plus reculés deviennent des laboratoires. Dans les cafés connectés de Phnom Penh ou de Bandung, on parle aujourd’hui d’irrigation intelligente et d’élevage automatisé avec le même enthousiasme qu’un développeur parle d’app mobile.
L’agritech est ainsi en train de redéfinir la perception même de la modernité. Ce n’est plus une question d’ordinateurs ou de robots, mais d’adaptation à la réalité. Dans les campagnes d’Asie du Sud-Est, chaque innovation est jugée sur son efficacité concrète : moins d’effort, moins de pertes, plus de stabilité. L’innovation se mesure à l’impact sur le quotidien, pas au buzz qu’elle génère sur LinkedIn.

Le chemin reste long : les infrastructures de stockage sont encore insuffisantes, la connectivité reste inégale et les marges faibles. Mais la tendance est irréversible. L’agritech n’est pas une bulle, c’est une transition structurelle. Elle relie le smartphone urbain au champ rural, l’investisseur au paysan, la donnée à la récolte. Et elle donne à l’ASEAN un avantage stratégique unique : la capacité d’apprendre vite, à grande échelle.







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